Le Ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche a demandé au Haut Conseil de l’évaluation de l’école de formuler un avis sur l’enseignement des langues étrangères et plus particulièrement sur le statut spécifique de l’anglais comme première langue vivante étrangère 1.

Pour répondre à cette sollicitation, le Haut Conseil a demandé à François GRIN, professeur à l’Université de Genève et directeur adjoint du Service de la recherche en éducation du canton de Genève, de lui présenter une étude sur l’enseignement des langues étrangères comme politique publique. Cette étude – qui comme tous les rapports commandés par le Haut Conseil n’engage pas celui-ci, mais reflète les analyses et les propositions du rapporteur – est publique et peut être consultée sur le site du Haut Conseil http://cisad.adc.education.fr/hcee à la rubrique « publications ».
Le point de départ de cet avis : prendre en compte l’environnement linguistique.

La question de l’enseignement des langues intéresse évidemment les systèmes éducatifs en ce qu’ils sont directement responsables de la qualité et de l’efficacité de cet enseignement. Et l’on sait que sur ces points le système éducatif français doit s’interroger sur ses piètres résultats 2.

Mais ce n’est pas cet aspect de la politique éducative qui sera abordé ici, pas plus que celui du pilotage de la politique des langues à l’Éducation nationale et de sa cohérence interne3.Par ailleurs, cet avis s’en tient à la question des langues vivantes étrangères et ne traite ni des langues régionales, ni des langues maternelles des populations immigrées ou d’origine immigrée, ni a fortiori des langues anciennes.

Conformément au souhait du ministre, il s’efforce d’aborder de front la contradiction que connaît notre système éducatif pris entre la demande sociale du « tout-à-l’anglais » et l’affirmation politique de la « diversité de l’offre »4. Pour ce faire, il s’intéresse à l’environnement linguistique – environnement européen, voire mondial – dans lequel nous vivons (et surtout dans lequel nous voulons ou pouvons vivre). En effet, cet environnement linguistique conditionne largement les pratiques en matière d’enseignement des langues. On se situe donc en amont de l’enseignement des langues, pour envisager quelles langues étrangères enseigner en fonction des orientations retenues pour la politique linguistique au plan européen ou des contraintes qu’impose celle-ci.

1. « La maîtrise d’une langue étrangère devient, dans le cadre européen, une des conditions nécessaires à une insertion professionnelle réussie et l’incapacité à s’exprimer ou à échanger dans une langue autre que le français constitue désormais un handicap important. Dans ce contexte, l’enseignement des langues étrangères, de l’école élémentaire au lycée, constitue un véritable sujet de préoccupation, notamment si l’on se réfère aux résultats obtenus par les élèves français lors des opérations internationales d’évaluation. Aussi, je souhaiterais qu’à la lumière de ces résultats et des expériences qui ont pu être conduites dans certains pays étrangers, le Haut-Conseil de l’Évaluation de l’École puisse formuler un avis sur ce sujet et plus particulièrement sur le statut spécifique de l’anglais comme première langue vivante étrangère ainsi que sur le niveau le mieux adapté pour débuter l’apprentissage d’une seconde langue vivante ». Lettre du Ministre au Président du Haut Conseil en date du 23 septembre 2004.


2. La note d’évaluation de la DEP n°04.01 de mars 2004 « Évaluation des compétences en anglais des élèves de 15 ans à 16 ans dans sept pays européens » rend compte de l’évolution négative des compétences en anglais des élèves français entre 1996 et 2002.


3. Un rapport récent des inspections générales « Pilotage et cohérence de la carte des langues », avril 2005, aborde ces questions.


4. « La demande sociale mène au quasi-monopole de l’anglais et de l’espagnol ; elle parvient aussi à faire créer dans certains établissements des options sélectives dans des langues peu enseignées et à mettre en place des stratégies d’évitement de la carte scolaire », rapport des Inspections générales, cité note 3.



Faut-il laisser jouer la « dynamique des langues » ?

Sans entrer dans le détail, ce pourquoi on pourra se reporter au rapport de François GRIN, il faut constater que lorsqu’une langue est, au sein d’un groupe, celle qui est susceptible de rassembler le plus de locuteurs (qu’elle soit pour eux la langue maternelle ou une langue étrangère), elle tendra à être retenue spontanément comme langue d’échange au sein du groupe parce que ce sera la solution la plus économique. Plus une langue se trouvera dans cette position dans des groupes divers et nombreux, plus ceux qui ne la pratiquent pas auront intérêt à l’apprendre et plus son statut hégémonique de langue d’échange se trouvera renforcé.

C’est en partant de ce constat – parfaitement fondé, tant d’un point de vue pragmatique que théorique – que pratiquement tous les élèves de France demandent à apprendre l’anglais, que la commission nationale du débat sur l’avenir de l’École a préconisé que

« l’anglais de communication internationale, qui n’est plus une langue parmi d’autres, ni simplement la langue de nations particulièrement influentes » 5 soit une des compétences du « socle commun des indispensables » que tous les élèves devraient acquérir,6 et … que les réunions de l’Union européenne qui ne bénéficient pas d’un service de traduction simultanée adoptent systématiquement l’anglais comme langue de travail, nonobstant toutes les déclarations officielles sur le multilinguisme européen.

Pour prendre la mesure des effets de cette « dynamique des langues » et de ses conséquences sur l’usage des autres langues – notamment le français – dans la communication européenne, on peut rappeler qu’en 1997, anglais et français avaient la même part dans la rédaction originelle des documents du Conseil de l’Union européenne (41 et 42 % respectivement). Six ans après en 2002 (donc avant l’élargissement de l’Union européenne) la part de l’anglais était quatre fois supérieure à celle du français (73 % contre 18 %) 7.

Faut-il accepter la fatalité de cette « dynamique des langues », étant précisé que ce n’est pas la langue anglaise en tant que telle qui pose question, mais l’hégémonie linguistique, quelle que soit la langue au profit de laquelle elle s’exerce ?

Pour examiner cette question, il faut en prendre en compte tous les enjeux. Ils ne se résument pas à des questions de communication et n’ont pas que des aspects symboliques, même si ceux-ci sont réels en termes de pouvoir ; ils ont des dimensions économiques importantes et l’hégémonie linguistique entraîne des transferts au profit du ou des pays dont la langue est en position hégémonique. En effet, cette hégémonie se traduit par les conséquences suivantes :

• Une position de quasi-monopole sur les marchés de la traduction et de l’interprétation vers l’anglais, de la rédaction de textes en anglais, de l’enseignement de l’anglais et de la production de matériel pédagogique pour son enseignement ;

* Une économie de temps et d’argent dans la communication internationale pour lesanglophones, alorsque les locuteurs non-natifs doivent tous faire l’effort d’apprendre l’anglais, de s’exprimer en anglais et d’accepter des messages émis dans cette langue ;


* Une économie de temps et d’argent pour les anglophones, qui n’ont guère d’effort à faire pour apprendre d’autres langues ;


* La possibilité pour les anglophones d’investir dans d’autres domaines les ressources qu’ils n’ont pas besoin de consacrer à l’apprentissage des langues étrangères ;


* Une position dominante des anglophones dans toute situation de négociation, de concurrence ou de conflit se déroulant en anglais.



L’existence même de ces effets de transferts est peu connue et ils n’ont pas fait l’objet d’évaluations détaillées, mais les estimations réalisées par le rapporteur indiquent que ces montants se chiffrent annuellement en milliards d’Euros 8. Dans tout autre domaine de la politique publique, de tels transferts seraient immédiatement considérés comme inacceptables.

En tout état de cause, si une telle hégémonie linguistique devait se renforcer encore, la France y perdrait, ainsi que tous les États non-anglophones de l’Union européenne, voire au-delà des frontières de l’Union.
Les données du choix d’une politique linguistique.

C’est compte tenu de ces éléments que le Haut Conseil propose d’éclairer les choix de politique linguistique de la France, d’abord, de sa politique d’enseignement des langues, ensuite.

Pour ce faire, il a examiné simultanément deux questions : Existe-t-il des politiques linguistiques qui, compte tenu des effets de transferts qui viennent d’être évoqués, s’avéreraient plus économiques pour la France (et pour les pays non-anglophones) que la politique vers laquelle nous tendons automatiquement aujourd’hui, celle du « tout-à l’anglais » ? Si de telles politiques existent, à quelles conditions peuvent-elles être envisagées ?

• La comparaison des coûts de deux scénarios avec la politique du « tout-à-l’anglais » a permis de répondre à la première question :

1. Le Haut Conseil s’interroge sur ce que recouvre la notion d’anglais de communication internationale et surtout sur ce qui différencierait son enseignement de l’enseignement actuel de l’anglais. Il retient en revanche l’idée que l’enseignement actuel de l’anglais, comme celui de toutes les autres langues vivantes étrangères, doit être davantage orienté sur la communication orale et écrite qu’il ne l’est aujourd’hui.


2. Pour la réussite de tous les élèves, Rapport de la commission nationale du débat sur l’école présidée par Claude Thélot.


3. Secrétariat général du Conseil de l’Union européenne, cité dans « Les impostures des apôtres de la communication » de Charles Durand, Panoramiques, n°69, 4ème trimestre 2004.


4. On peut estimer à 10 milliards d’Euros au minimum, l’avantage que les Britanniques tirent de la préséance actuelle de l’anglais.



Un premier scénario est le plurilinguisme, défini comme un régime linguistique qui suppose que la communication intra-européenne est organisée de façon telle qu’elle se déroule effectivement dans plusieurs langues, et qu’il est ainsi mis fin à l’hégémonie de l’anglais.

Un second scénario peut constituer une référence théorique : c’est celui dans lequel une langue qui n’est celle de personne, donc celle de tout le monde, comme voulait l’être l’espéranto, serait adoptée comme langue de communication internationale.

Du point de vue économique, pour notre pays, comme pour tout pays non anglophone de l’Europe, ce dernier scénario serait incontestablement le meilleur : il éviterait tous les transferts inéquitables auxquels donne lieu le « tout-à-l’anglais » puisque chacun devrait consentir un effort symétrique pour traduire et interpréter entre la langue de communication internationale et sa langue maternelle, et il impliquerait des coûts d’enseignement moindres, l’apprentissage d’une telle langue étant plus aisé et plus rapide que celui de l’anglais et de tout autre langue.

Il est suivi – de loin – par le scénario du plurilinguisme, qui est moins coûteux que le « tout-à-l’anglais », mais l’est sensiblement plus que le scénario de référence : il ne permet pas d’économies sur l’enseignement des langues (hypothèse étant faite que l’enseignement de tout autre langue que l’anglais coûte aussi cher que l’enseignement de ce dernier), mais il évite des transferts inéquitables si l’on admet que le plurilinguisme donnerait à chaque langue, dans les échanges, un poids équivalent au poids démographique de la communauté qui la parle 9.

La réponse à la première question incite donc à envisager la faisabilité d’un scénario alternatif au « tout-à l’anglais ».

• Mais, en matière d’environnement linguistique, comme en matière d’environnement écologique, les décisions n’ont d’effet que si elles sont prises et assumées collectivement par tous les pays. De même qu’un pays ne sera pas protégé d’une nuisance en essayant de l’éradiquer seul alors que ses voisins ne le font pas, un pays qui décrèterait le plurilinguisme chez lui alors que ceux avec lesquels il échange pratiquent tous la même langue de communication internationale, verrait ses efforts réduits à néant par le jeu de la « dynamique des langues ». C’est – répétons-le une fois de plus – ce qui se passe actuellement pour la France et, plus largement, pour toute l’Europe, nonobstant toutes les déclarations sur le plurilinguisme.

Un scénario alternatif n’est donc sérieusement envisageable qu’à condition que des mesures prises de façon coordonnée par l’ensemble des États et respectées par

9. En fait, il est sans doute plus réaliste d’imaginer que quelques « grandes » langues, par exemple l’allemand, l’anglais, l’espagnol et le français bénéficieraient d’un avantage relatif dans la communication intra-européenne. Cela se traduirait par quelques transferts en faveur des pays parlant ces langues.

tous, en garantissent l’effectivité au plan européen. À défaut, ce scénario reviendra rapidement, comme on le voit aujourd’hui, au scénario du « tout-à l’anglais ».
Promouvoir le plurilinguisme en Europe pour maintenir un enseignement effectivement multilingue.

S’il constate qu’un raisonnement économique devrait conduire à promouvoir une langue de communication universelle, le Haut Conseil sait qu’une telle orientation n’est pas concevable dans l’état actuel des choses en Europe, notamment parce qu’une telle langue ne peut être associée à aucune sphère linguistique et culturelle. En revanche, il estime que tout devrait être mis en œuvre pour rendre effectif, avant qu’il ne soit trop tard, le scénario du « plurilinguisme », qui ne réduit pas les coûts, mais supprime les transferts inéquitables.

Toutefois, étant donné les forces à l’œuvre dans la dynamique des langues, ce scénario exige des mesures d’accompagnement pour être viable et ne pas revenir à bref délai au « tout-à-l’anglais ». Ces mesures ne peuvent être qu’européennes : plurilinguisme effectif des institutions internationales, trilinguisme obligatoire pour leur personnel, droit pour tout État d’exiger que l’étiquetage des produits et des prescriptions d’usage se fasse en sa langue, etc.. Une réflexion et une action collectives devraient être engagées, dans le cadre d’une politique européenne volontariste, combinant mesures réglementaires et incitatives, pour imaginer, définir et organiser la mise en œuvre effective du plurilinguisme, comme on a pu le faire pour la circulation des travailleurs, la mise en place de l’Euro ou d’autres sujets.

Pour que cette politique puisse voir le jour, il faut sans doute montrer aux autres États européens qu’ils y ont tous – à l’exception des anglophones – intérêt et que le plurilinguisme constitue pour eux une solution plus économique que la situation vers la-quelle on tend spontanément … mais à condition que tous s’astreignent à en respecter les règles.

La politique d’enseignement des langues qui sous-tendrait une telle politique linguistique consisterait, dans chaque pays, en l’enseignement obligatoire de deux, voire trois langues étrangères – qui ne devraient pas comprendre systématiquement l’anglais – ce qui implique que chaque pays favorise l’enseignement des langues de ses principaux partenaires, ceci pour une part à travers la multiplication d’accords bilatéraux. Dans une telle logique, les indicateurs de pilotage de la politique d’enseignement des langues en France ne devraient pas envisager le seul suivi de l’enseignement de l’allemand, mais au moins celui de toutes les « grandes langues européennes ».

Mais une telle politique d’enseignement des langues ne peut avoir de sens, et ne peut être juste, que dans un environnement européen effectivement plurilingue. À défaut, le pays qui s’y risquerait seul serait perdant, et – ce qui serait particulièrement inéquitable – ceux qui, dans le pays concerné auraient été poussés à n’apprendre que des langues autres que la langue hégémonique s’en trouveraient lésés.

Le Haut Conseil constate ainsi :

* que la « diversité de l’offre linguistique » déclarée et pratiquée par notre système éducatif est largement illusoire, puisqu’elle ne peut prendre appui sur un plurilinguisme volontariste et effectif au niveau européen. Laisser les choses en l’état conduit de façon inexorable à faire de l’anglais la première langue dominante (et une langue que tous les élèves non anglophones auraient tort de ne pas apprendre) mais aussi à rendre peu attractif l’apprentissage d’une autre langue que l’anglais, en France comme dans les autres pays européens ;


* que, au plan économique, comme au plan symbolique, l’hégémonie de l’anglais dans les échanges intra-européens – et mondiaux – a des conséquences négatives : elle coûte cher à la France, ainsi qu’à la très grande majorité des autres États de l’Union et procure parallèlement aux pays anglophones d’incontestables avantages ;


* qu’une politique plurilingue serait encore concevable en Europe dans les faits et non seulement dans les déclarations d’intention, mais à la condition ex-presse de bénéficier d’une adhésion et d’une coopération résolues et constantes de l’ensemble des États de l’Union ;


* que la défense, et a fortiori, la promotion du français et de la francophonie, comme celles des autres langues européennes en voie d’être dominées, n’a de sens et n’est réalisable que dans le cadre de la promotion de la diversité linguistique dans les échanges intra-européens et internationaux.



Le Haut Conseil note par ailleurs que, comme l’ont montré des évaluations récentes de la direction de l’évaluation et de la prospective, les compétences en langue vivante des élèves sont d’autant meilleures que l’enseignement en a été précoce 10.

En conséquence, il propose :

* que la France continue à ne donner ni caractère obligatoire, ni primauté à l’enseignement de l’anglais,11 ce qui n’aurait de toute façon guère de conséquences pratiques puisque la plupart des élèves l’apprennent déjà, mais ce qui aurait des conséquences politiques particulièrement importantes puisque notre pays cautionnerait et renforcerait ainsi l’hégémonie linguistique vers laquelle tend l’Europe ;


* que la France, qui doit affirmer sa volonté de s’opposer au monopole d’une seule langue de communication internationale, s’emploie à démontrer à ses partenaires l’intérêt qu’ils auraient, comme elle, à se donner les moyens de promouvoir un plurilinguisme effectif en Europe, afin de ne pas subir les effets négatifs du « tout-à-l’anglais » ;


* que dans la logique de cette position, elle promeuve l’enseignement d’au moins deux langues vivantes étrangères pour tous les élèves, en modulant l’offre compte-tenu, notamment, des voisinages régionaux et en assurant la continuité de cet enseignement tout au long de la scolarité ;


* que l’enseignement de toutes les langues vivantes étrangères soit plus orienté sur la communication orale et écrite qu’il ne l’est aujourd’hui, sans négliger pour autant ce qui, dans cet enseignement, contribue à développer la dimension culturelle du plurilinguisme.



1. 10 Notes d’évaluation n°05-06 à 05-10, Les compétences des élèves de fin d’école et de fin de collège en langues vivantes, septembre 2005, DEP-MENESR, Paris.


2. 11 Il s’agit là d’une position largement majoritaire, étant précisé que des organisations représentées au Haut Conseil estiment que l’anglais devrait faire partie du socle commun des compétences et des connaissances que tous les élèves devraient maîtriser, comme le préconise le rapport de la commission nationale du débat sur l’école présidée par Claude Thélot.